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Tout a commencé par la rencontre fortuite entre un essai kabbalistique et une grande planche ronde sur un trottoir humide, un matin de grand débarras. Les découvertes inattendues m'ont souvent inspiré des utilisations diverses, en gravure ou en peinture. La grande taille de cette pièce en faisait un support original pour une peinture.
Le hasard, qui avait mis cet objet sur ma route, me faisait lire à la même période un livre de Raymond Abellio et Charles Hirsch, "Introduction à une théorie des nombres bibliques", dans lequel ils développent leurs théories à la lumière des polygones réguliers dont les angles au centre ont des valeurs entières. Ceux-ci sont au nombre de 22, comme les lettres de l'alphabet hébraïque.
Poussé par la curiosité et le besoin de "voir" ces polygones, j’ai commencé à inscrire sur la circonférence de mon tableau, dont j'ignorais encore le contenu futur, les 360 cases correspondant aux angles entiers d'un cercle. Bon nombre des cases de la circonférence sont les sommets de plusieurs polygones distincts, de celui à 360 côtés jusqu'au triangle, ainsi le point 180 est un des sommets de tous les polygones ayant un nombre pair de côtés (il y en a 17). J'ai cherché à déterminer la plus simple de ces figures pour chaque valeur entière d'angle. J’ai rapproché les nombres entre 1 et 360 de leur plus grand diviseur commun (PGDC) avec 360, car le PGDC entre une valeur d'angle sur la circonférence et 360 nous donne la plus grande valeur entière de l'angle au centre d'un des polygones portant ce point. Chaque mesure d'angle étant liée à un des fameux 22 polygones particuliers, ce calcul fournit la figure la plus simple, le polygone avec le nombre minimal de côtés ayant ce point pour sommet. Deux exemples : le nombre 120 est son propre PGDC avec 360 et sa position sur le cercle est un des sommets du triangle équilatéral divisant 360 en trois; le nombre 144 a pour PGDC avec 360 la valeur 72, qui correspond à l'angle au centre du pentagone régulier, 144 est donc situé sur ce pentagone.
Afin de rendre tout ceci lisible pour le spectateur qui regarderait le tableau, je décidai d'attribuer une couleur à chacun de ces 22 polygones et de les appliquer dans chaque case dessinée sur le rebord saillant de l'objet, cadre naturel de mon tableau (fig. 1 et 2).
Le choix des couleurs s'imposa parfois à moi comme une évidence et me posa d'autres fois quelques problèmes de cohérence.
Au début la chose s'avéra facile, le nombre 1, lié au 7, aux nombres premiers et à tous ceux qui n'ont d'autre diviseur commun avec 360 que 1, prit la couleur blanche. Puis le 2 fut jaune pâle. Le 3 rouge clair. Le 4, double du 2 et donc lié à ce dernier, prit la couleur jaune vif. Le 5 hérita du bleu azur, ça allait de soi... A partir de là, les trois couleurs primaires étant attribuées, les suivantes se précisèrent tout naturellement : 6 orange, 8 beige, 9 rouge vif, 10 bleu clair plus intense.
À chaque nouvelle famille de nombres, une nouvelle famille de couleurs.
Avec 12 commença la série des bruns, liée à celle des rouge-orange. 15 fut violet, par combinaison du 3 rouge et du 5 bleu. Pour 18, la suite logique de 3, 6 et 9, un rouge sombre. Pour 20, le double de 10, le bleu s'intensifie... À 24, un beige plus sombre que celui de 12.
La couleur de 30 fut mon premier faux pas : je commençai par lui attribuer un bleu plus intense qu'à 20 et moins qu'à 40, mais plus tard, en disposant mes couleurs dans la grille "boustrophédon", je compris que sa couleur devait être liée à celle de 60, 90 et 120, soit le vert. Le 36, encore un multiple de 12, donc un brun plus intense. 40, le double de 20, obtint le dernier et le plus dense des bleus.
Le deuxième problème, similaire et en quelque sorte inverse du précédent, fut celui de 45 : dans un premier temps, je lui associai le vert, un peu plus clair que 90, son double, associés tous deux par leurs positions sur l'octaèdre ou le carré, mais c'est finalement la couleur violette qui s'est imposée, s'agissant d'un nombre impair, produit de 5 et 9 et donc associé à 15. Le nombre 60, prit dès le départ la couleur verte (j'ignore pourquoi) ; 72 fut le brun le plus foncé de la série ; 90, un vert foncé ; 120, le vert le plus sombre ; et le dernier des diviseurs, 180, ne pouvant prendre une couleur particulière car il n'y a pas de polygone à deux côtés,mais étant situé sur le carré et donc lié à 90 et à 270, reçu le même vert que ceux-ci (fig. 3).
Ainsi chaque point de la circonférence reçut la couleur du polygone le plus simple auquel il appartient. Un seul point appartient à tous les polygones, le dernier, la case 360. Je lui attribuai donc la couleur noire, somme de toutes les autres.
fig 3
Les symétries et les cycles selon lesquels les couleurs obtenues par mon classement se trouvent situées tout au long de la circonférence m'amenèrent à faire certaines constatations. Dans un premier schéma organisé en 8 rangées de 45 nombres, on se rendait bien compte, en observant en détail, que chacune de ces rangées était organisée relativement aux nombres 3 et 5, et que tout le tableau était doué d'une parfaite symétrie centrale, générée par la forme et le placement de tous les polygones. Mais, pour m'approcher au mieux de la forme circulaire, je pensai à une deuxième grille (fig. 4), arrangée en écriture boustrophédon (les rangées paires étant ordonnées de droite à gauche avec un retrait au bout de chaque ligne), qui fait apparaître de façon bien plus évidente les boucles, les répétitions des arrangements le long du cercle des couleurs liées aux valeurs 15 et 30 – ces valeurs créant les polygones à 24 et à 12 côtés, diviseurs traditionnels du temps et du cosmos. D’où l’idée d’accompagner ce travail d'un tableau afin d’en rendre la lecture plus évidente, en particulier relativement aux angles 45° et 30°.fig. 4 : Table en Boustrophédon des 22 couleurs associées aux 22 polygones réguliers dont l'angle au centre a une valeur entière. Pour chaque nombre la valeur associée est celle du polygone le plus simple dont ce point est un des sommets.
On peut dire que les nombres liés par leur couleur dans mon classement intuitif se retrouvent très proches les uns des autres dans une modulation de 15 en 15, avec inversions successives de segments similaires. Une structure apparaît de façon évidente dans l'organisation de cette suite de nombres classés selon notre critère de divisibilité du cercle en entiers numériques. Par leurs positions respectives, des couleurs se trouvent liées : 3 et 9 / 6 et 18 / 4 et 8 / 12, 24, 36 et 72 / 15 et 45 / 20 et 40, qui se trouvent sur de mêmes colonnes / et enfin 30, 60, 90 et 120, positionnés aux bornes extérieures.
Ce cadre de couleurs mis en place, il était temps de passer à la réalisation de l'image proprement dite. Mon premier pas fut de rendre visibles deux polygones : en premier, le pentagone (fig. 1) – parce que dans la factorisation de 360, le nombre 5 est le dernier et le seul qui n'apparaît qu'une fois (360 = 2 au cube x 3 au carré x 5) ; ensuite, le premier polygone qui ne fait pas partie des 22 auxquels une couleur a été attribuée, l'heptagone régulier, qui divise le cercle en parts numérales non entières (l'angle au centre est de 51,428571°) – il est impossible de le construire avec règle et compas, et l'on pourrait supposer que les deux faits sont liés. Je traçai les côtés du premier et les rayons du second. Ma circonférence serait divisée en 7 parts égales, chacune traversée par un portion des côtés du pentagone.
Avec cette première ligne intervenant dans chacune de mes "cases", je pouvais commencer la création des images en tâchant, comme à mon habitude, de me libérer de tout projet narratif et de laisser dans unpremier temps l'œil guider la main au fur et à mesure que les divers éléments géométriques se mettraient en place. Car les lignes tendent en effet à devenir des objets et ceux-ci acquièrent alors une fonction narrative. Le nombre de "cases" n'est à priori associé à aucun symbolisme particulier, il pourrait aussi bien s'agir des sept jours, des sept âges, des sept couleurs, des sept planètes visibles, des sept grâces, des sept notes de la gamme ou des sept nains, etc. Leur fonction est d'être en relation les unes avec les autres au sein de cette circonférence particulière, bordée de couleurs "chiffrées", et d'en être l'exception par la nature du chiffre 7, voilà tout.
Précédemment dans mon travail, d'autres propriétés des nombres ou de la géométrie ont fréquemment inspirés sujets, compositions ou couleurs, mais sans que cela soit visible ou perceptible tant l'attention du spectateur est accaparée immédiatement – et trop souvent uniquement – par l'image et son aspect perçu comme narratif ou anecdotique. Cette fois-ci, j'ai voulu développer non seulement l'image obtenue par le tâtonnement géométrique qui est souvent à l'origine de mes images, mais le processus lui-même ; et je me suis trouvé face à d'étranges découvertes qui continuent d'être source d'idées et de réflexions.
C'est là l'un des buts de mon travail de peintre : donner aux images une fonction poétique avec la rigueur de lois mathématiques, s'interroger sur le monde, l'analyser, en faire un portrait en se servant des instruments les plus précis qu’il nous fournit pour le sonder (les nombres et les figures géométriques), énoncer des "théorèmes" sur le vivant, le pensant, le sensible, effectuer ce travail avec certains des outils traditionnels de l'art : la matière et l'image. Et réciproquement, utiliser le processus artistique pour parvenir à une meilleure compréhension de l'abstraction mathématique des nombres et des figures.
Lausanne, juin 2005 - septembre 2011, Serge Cantero.
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fig. 1 la Roue, ( Ø120 cm., 2001).
fig. 2 la Roue, détail.
fig. 3 Table des 22 couleurs avec la valeur de l'angle au centre (chiffre du haut) et le nombres de côtés (chiffre du bas) du polygone.
fig. 4 Table "boustrophédon" des couleurs et nombres de 1 à 360, relativement à 30°.